Nés aux Etats-Unis (comme
beaucoup d'autres phénomènes) dans les années 70, les jeux de rôles,
connaissent un succès sans cesse croissant en France, depuis les années
80. Cependant, depuis quelques mois, une polémique s'est engagée à propos
de ces jeux. Beaucoup les jugent dangereux, nocifs, voire démoniaques, si
bien que les parents sont troublés et affolés vu l'attirance quasi
magnétique des enfants, adolescents (et aussi de certains adultes) pour
l'univers imaginaire et fantastique de ces jeux de rôles insolites et
fascinants.
Certains faits divers semblent confirmer et alimenter
cette crainte. On cite, par exemple, les cas d'un jeune lycéen, passionné
de jeux de rôles, qui a poignardé à Istres, au mois de mai 95, son
professeur pendant le cours de physique, ou de cet homme en Espagne, qui a
été mutilé et égorgé par des jeunes qui le prenaient pour un "être
malfaisant", ou encore de cet adolescent que l'on a retrouvé pendu dans la
cour de son école. Même si jusqu'à maintenant rien n'a permis d'établir
un lien de cause à effet entre les jeux de rôles et ces drames, les jeux
de rôles sont lourdement suspectés (1). Les amateurs de
jeux de rôles, de leur côté, désapprouvent la suspicion qui règne
vis-à-vis de ces jeux, plaidant qu'ils sont inoffensifs, qu'ils s'agit
simplement de jeux qui se déroulent dans l'imagination (les personnages
sont fictifs), qu'ils permettent de passer un bon moment ensemble entre
amis (ce qui est facteur de socialisation, d'intégration, tellement
nécessaire dans ce monde individualiste où le lien social et le tissu
associatif sont à reconstruire), et même qu'ils sont instructifs, et
peuvent être une bonne méthode pédagogique.
Que faut-il
penser de tout cela? (2)
Il faut dire
que les jeux de rôles, grandeur nature, ne datent pas des années 80: qui,
en effet, n'a jamais joué dans une cour de récréation aux cow-boys et aux
indiens, aux gendarmes et aux voleurs? Qui ne s'est jamais identifié à tel
ou tel personnage de télévision ou de romans? Quel prédicateur n'a pas eu
la tentation de se prendre pour Billy Graham? Dans son expression la plus
simple, nous avons donc tous expérimenté les jeux de rôle (3). Seulement
aujourd'hui, le phénomène est moins naïf, il est plus complexe, plus
élaboré, plus structuré et prend des allures différentes de l'ambiance des
cours de récréations.
Qu'est-ce au Juste que les jeux de
rôles?
Selon la revue des adeptes du jeu de rôles "Casus
belli", il s'agit d'un " jeu de dialogue où des joueurs incarnent des
personnages dans une aventure qu'ils vivent en interaction avec un meneur
de jeu, suivant un scénario et des règles écrites, mais en improvisant"
(4). Le jeu de
rôles se veut donc une activité de stimulation ludique et réglée, basée
sur une certaine interaction verbale d'un groupe de joueurs qui
interprètent des personnages fictifs et d'un meneur de jeu qui anime un
univers en réaction aux agissements (déclarés) des personnages. Les règles
ne sont pas trop difficiles, le meneur de jeu (qui joue un rôle important)
a en tête un scénario bien défini qui va servir de base aux aventures
(fictives), des personnages. Chaque joueur est investi d'un personnage qui
possède des capacités psychique, mentale, physique, sociale plus ou moins
importantes.
Il faut se garder des amalgames et des généralisations
rapides. Comme pour Internet, on trouve tout et de tout dans ces jeux de
rôles: fantastique médiéval (sorcières, magiciens, dragons...), épouvante
(avec des personnages diaboliques parfois), science-fiction, mais aussi
beaucoup de références historiques, Préhistoire, Antiquité, Far West,
Guerres mondiales... Une bonne part des rôles mis en scène sont
inoffensifs, on peut y trouver l'occasion de se détendre, de s'évader, de
vivre les sensations que procure un bon film d'aventure, mais en plus
"vrai" (car on est soi-même acteur). Ils sont souvent amusants,
conviviaux, stimulent l'imagination, et même pédagogiques, car pour jouer
des personnages historiques, il faut recréer un univers historique précis,
donc se documenter, c'est, par conséquent, une manière ludique de
s'instruire. Apparemment, la plupart de ces jeux seraient inoffensifs (5), mais il faut
rester vigilants et critiques, car des dérapages sont toujours possibles.
Quels sont les dangers
de ces jeux?
Boëdec (6) signale deux
points sur lesquels il convient d'être attentif: sur l'équilibre
psychologique de ceux qui pratiquent ces jeux et sur l'évolution actuelle
des thèmes proposés dans le commerce pour ces jeux de rôles. En effet,
certaines personnes ont besoin de s'échapper de la réalité, si fade ou si
difficile parfois et d'inventer des mondes fictifs, imaginaires. Mais plus
l'individu est fragile psychologiquement, plus il risque de se confondre
avec le personnage qu'il joue. Pour de telles personnes, la fiction risque
de rejoindre, voire dépasser la réalité. Il risque d'y avoir des
dérapages, surtout si ces personnes ont un tempérament pervers ou sadique.
Ces jeux seraient donc à déconseiller aux personnes qui ont des problèmes
ou des fragilités psychologiques. La fréquentation d'univers imaginaires
peuplés de monstres, de vampires, de personnages diaboliques n'est pas
particulièrement lénifiant (pour employer une litote).
De même, les
adolescents qui auraient des difficultés à communiquer et qui donc se
replient sur eux-mêmes, peuvent trouver dans ces jeux, le support à ce
repli. Ils s'investissent alors de personnages imaginaires pour fuir le
quotidien et risquent à la longue de sombrer dans la méfiance vis-à-vis du
monde extérieur, la paranoïa et même le délire. Le jeune atteint de
troubles de la personnalité risque de voir son personnage l'habiter de
plus en plus, le posséder et finir par prendre totalement sa place, à un
tel point qu'il se réveillera un jour Indiana Jones et non plus André
Dupont. Qu'en serait-il si son personnage était malsain ou diabolique? En
effet, des jeux de rôles avec les thèmes suivants sont de plus en plus
disponibles dans le commerce: la violence, la mort; l'univers pseudo
religieux (combat entre des personnages bienfaisants ou malfaisants, le
mal pouvant parfois l'emporter sur le bien); les personnages sont souvent
des vampires, magiciens, dragons, les paysages plutôt
sinistres.
Compte tenu de ces
dérapages et de cette évolution, faut-il interdire ces jeux?
Il
ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Comme il a été dit plus
haut, il y a du bon et du mauvais. Ces jeux, comme les vitrines d'Internet
(8) sont des
miroirs de la société, dans ses contradictions. L'interdiction pure et
simple serait exagérée, d'autant plus qu'elle aurait pour effet de
stimuler davantage les désirs: l'interdit a un tel pouvoir de fascination.
Au caractère nocif de certains de ces jeux, on ajouterait en plus le
plaisir de transgresser l'interdit. Cependant, il convient d'être
vigilants et critiques vis-à-vis des jeux qui encouragent un comportement
sadique, pervers ou démoniaque. Les parents doivent donc avoir un droit de
regard sur les scénarios et le temps que les enfants passent avec ces
jeux.
Conclusion
Ces jeux ont un tel succès, car
ils répondent à deux besoins importants des adolescents (mis à part
l'aspect simplement ludique): leur besoin d'imaginaire et celui de
reconnaissance. Dans la période de l'adolescence où se construit la
personnalité, les jeunes procèdent par identification et différenciation.
Les jeux de rôles leur permettent donc de se tester face à d'autres par le
truchement des différents personnages. Le jeu de rôles peut se révéler
bénéfique pour l'individu comme il peut être destructeur et malsain. Il
convient donc d'avoir une attitude nuancée, vigilante et critique. Le
choix des scénarios, l'équilibre psychologique des joueurs, leur
personnalité (surtout du meneur de jeu), la fréquence de ces jeux,
constituent des éléments importants d'appréciation.
Alain
Nisus
(1) L'émission "Bas les masques" de Mireille Dumas,
du 11 octobre 95, "Attention jeux dangereux" a sensibilisé l'opinion sur
la nocivité de certains de ces jeux.
(2) Je ne suis ni
amateur, ni spécialiste de ces jeux. Je m'y suis intéressé de façon
théorique et rapide, en tant que pasteur d'une Eglise qui comprend des
jeunes. Mes propos ne prétendent donc pas faire autorité, c'est un avis
qui peut susciter un débat.
(3) Cf. Alex Muchielli, "Les
jeux de rôles" Que sais-je? n°2098, PUF, 1995.
(4) Casus
Belli, n°90 janvier 96. Nous citons d'après l'excellent article de
François Boêdec, clair et nuancé, à qui nous sommes largement redevable,
"Jeux de rôles : drôles de jeux", dans Croire aujourd'hui n°1 février 96,
p.6.
(5) Interview de Chantal Magdeleinat, psychiatre à
l'hôpital Sainte-Anne de Paris, dans La Croix, Parents& Enfants,
supplément à La Croix-L'évènement, 9 Juin 1995.
(6) Ibid
p.7
(7) Casius belli, p.27, cité d'après Boëdec.
(8) Etrange monde que le nôtre: les moyens de communication
sont surabondants, et pourtant les individus se rencontrent si peu; on
développe les moyens de communication, pour ne pas avoir à se
rencontrer.